Mahmoud Salem est un blogueur (aka Sandmonkey) et activiste égyptien. Il est souvent interviewé par les médias occidentaux et invité à prendre la parole dans des conférences en Europe et aux États-Unis. Il a pris une part active dans la révolution sur Place Tahrir, détournée par les islamistes. Son compte Twitter a des dizaines de milliers d'abonnés. Il s'y décrit comme "extrêmement laïque".
Dans sa lettre, publiée dans le magazine Foreign Policy, il parle de l'attaque contre l'ambassade US au Caire le 11 septembre, de la révolution égyptienne, et des présidentielles américaines.
Chers Américains,
J'ai un aveu à faire : pendant qu'encore une fois, le monde entier avait les yeux rivés sur nous, à cause de cette histoire d’attaque contre une ambassade, je traversais une période émotionnelle tumultueuse, passant de la stupéfaction à l’horreur au fou rire dû au choc, pour aboutir au plus inattendu des sentiments : l'orgueil. Je suis présentement rempli d’un sentiment de fierté ironique pour mon pays et ma révolution, pour ce qu’ils ont accompli au cours des 19 derniers mois. L'attention et l'importance accordées à l'Egypte ont été monumentales. Nous vous avons fascinés, c’est certain.
Bien sûr, les images sur vos écrans ont pu sembler tellement inquiétantes que certains d'entre vous se sont ouvertement demandés si nous traversions une deuxième révolution ou quelque chose du genre, mais permettez-moi de vous rassurer, sur la base des faits et de mon expérience personnelle. Il n'y a pas de seconde révolution, il n'y a pas d’émeutes dans les rues. L'action était entièrement confinée dans un rayon de 250 mètres autour de l'ambassade, pendant que des gens mangeaient, buvaient et fumaient la chicha à proximité de la bagarre. La plupart des Egyptiens n’ont pas été le moindrement affectés par cette histoire de film. Passés les premiers affrontements, la majorité des 2.500 jeunes mecs stationnés autour de l'ambassade étaient des fans de football - les Ultras Zamalak - qui étaient là simplement pour faire ce qu'ils font de mieux : se battre avec la police. Le reste d'entre nous continuait son train-train quotidien.
Bien sûr, il y a des signes alarmants de ce qui s’en vient, comme l'attaque sur le camp des forces multinationales de maintien de la paix dans le Sinaï où le drapeau d'Al-Qaïda a été hissé, le même drapeau maintenant vendu sur des T-shirts sur la place Tahrir. Ensuite, il y a eu l'arrestation d'Albert Saber, un gars dont le seul crime a été de partager la bande-annonce de L’innocence des musulmans sur sa page Facebook, en étant à la fois copte et athée, et dont la maison a été attaquée par la foule (ironiquement, exactement comme dans le film), mais ce sont des banalités par rapport à nos autres problèmes.
Voici de quoi je parle : l’Égypte commence à ressembler dangereusement au Pakistan. Nous sommes tranquillement en train de devenir un État voyou dysfonctionnel, à l'instar de ce pays. Pas plus tard que cette semaine, un membre salafiste de l’Assemblée constituante (les gens qui écrivent notre nouvelle constitution) a parlé d’efforts pour abroger ou modifier la loi afin d’abaisser l'âge légal du mariage des filles pour qu’elles puissent se marier dès la puberté, après leurs premières règles, même si elles ont à peine neuf ans. Eh oui, nous pourrions avoir une constitution qui nous accorde le droit de marier des enfants. Et vous pensiez que c’était une guerre culturelle.
Je devine ce que vous pensez : Comment puis-je me sentir fier de tout cela ?
En tant qu’Égyptien, l'aspect le plus fascinant de tout cela est certainement l’impact que nous avons sur les élections américaines, et comment nous sommes soudainement devenus un enjeu important dans l’ennuyeuse campagne Obama contre Romney. N'est-ce pas insensé que Obama – le porteur du message de paix et de bonne entente avec le monde musulman - doive maintenant composer avec la fureur islamiste alimentée par les Frères musulmans qu’il a appelés, tout comme un million de penseurs, d'analystes et d’experts, un groupe islamiste modéré. Ce même groupe islamiste modéré dont les membres ont rencontré les gens de son Administration plus de 14 fois depuis un an et demi, les convainquant que l'Amérique devait les soutenir car les salafistes et les libéraux étaient imprévisibles et peu fiables et que seuls les Frères étaient en mesure d’apporter la paix dans la région. Ce même groupe islamiste modéré qui a convoqué et facilité les manifestations à l’ambassade américaine à la date anniversaire du 11-Septembre, tout en prétendant, vis-à-vis le monde anglophone, qu’ils n’avaient rien à voir avec ces manifestations. Ce même groupe islamiste modéré qui contrôle désormais presque tous les aspects du gouvernement égyptien, et qui est la source de son dilemme actuel.
Comment se fait-il qu’en seulement quatre ans, Obama soit passé du président américain ayant appelé, au Caire, à un nouveau départ avec les musulmans, au président ciblé par les slogans hostiles des religieux extrémistes attaquant les ambassades américaines à travers le monde islamique (« Obama, Obama, nous sommes tous Osama ») ? Si cela devient un enjeu brûlant de la campagne électorale, et si Obama perd les élections, les experts et les historiens diront que la présidence Obama a commencé avec l'Egypte, et a pris fin à cause de l’Égypte. En tant qu’Égyptien mordu de la politique, passionné par le théâtre politique international, comment pourrais-je ne pas être fier de cela ? N’est-ce pas impressionnant ?
La cerise sur le gâteau dans toute cette affaire est le rôle joué par les Frères musulmans dans l’attaque, et comment cela fournit de la matière fantastique tant aux amateurs de théories du complot qu’aux analystes politiques. Voici ce que nous savons : quelques jours avant l’anniversaire du 11-Septembre, des Frères musulmans et des salafistes ont commencé à monter en épingle un film dont personne n’avait jamais entendu parler auparavant. Les Frères musulmans et divers groupes salafistes ont appelé à manifester devant l’ambassade américaine le jour de l’anniversaire du 11-Septembre.
Un ami qui travaille pour l'ambassade m'a dit que ce jour-là, les employés qui ont quitté à 16 heures ont remarqué que les forces de la police et de l’armée protégeant l'ambassade avaient disparu, leur départ étant immédiatement suivi par l'attaque que vous avez tous vue sur vos télévisions à écrans plasma. Dans les jours suivants, les Frères ont félicité les attaquants dans les médias arabes tout en les condamnant dans leurs médias de langue anglaise, suscitant un échange acerbe sur Twitter entre l'ambassade américaine et le compte Twitter des Frères musulmans en anglais, ainsi que le commentaire de Obama disant qu’il ne voyait plus l’Égypte comme un allié.
Les Frères musulmans et leurs partisans sont passés en mode damage control, demandant au monde de comprendre la profondeur de la colère des musulmans et blâmant le Ministre de l’Intérieur qui les avait assurés que tout était normal. Alors pourquoi l’armée, supposément sous le contrôle du Président Mohamed Morsi, n’est-elle pas intervenue ? Et pourquoi Morsi n’a-t-il pas viré un seul employé du ministère de l’Intérieur ?
Pendant ce temps, nous avons un ministre de la Justice qui appelle au rétablissement de la loi sur l’état d’urgence – encore une fois - et un appel au boycott de Google, une mesure tellement absurde que c'est hilarant. La Confrérie va-t-elle organiser des fêtes où l’on supprime des comptes Gmail ?
Comment en sommes-nous arrivés là ? Qu'est-il arrivé à toutes ces images de jolies filles égyptiennes au look occidental agitant des drapeaux ? Comment le visage de l'Egypte est-il devenu l’image barbue de Mohamed Morsi ? Sommes-nous passés de votre théâtre dramatique préféré dans le monde, objet d’un million de conférences sur les médias sociaux et de tables rondes, à un avertissement, un signe qui augure mal pour l’avenir, et maintenant une menace pour la réélection de Barack Obama ? Mon petit pays, mon Égypte bien-aimée, a accompli tout cela avec une révolution pacifique. Imaginez !
OK. Peut-être que « révolution » n’est pas le mot juste pour décrire ce que nous avons accompli. Parce que, admettons-le, la « révolution » est terminée pour le moment. Mes amis révolutionnaires d’esprit laïque sont tellement traumatisés et épuisés par la violence qu'ils ont subie aux mains de l'armée et de la police qu'ils sont désormais complètement centrés sur l’imputabilité de ces institutions au lieu d’entreprendre la tâche plus vaste de construire le pays des droits et libertés de leurs rêves. Bien sûr, on peut affirmer sans risquer de se tromper qu’avec les islamistes au pouvoir, les épouses-enfants ne sont qu'un avant-goût de l'horreur que nous verrons sans doute dans les années à venir. Après avoir combattu sur le front à la place Tahrir, et m’être présenté aux élections au sommet de mon exubérance révolutionnaire, tout cela me brise le cœur d’une manière que je ne peux même pas commencer à décrire.
Mais, bon, au moins nous faisons la Une, et peut-être même allons-nous renverser VOTRE président cette année. Ce qui n’est certainement pas rien.
Cordialement,